Pourquoi les investisseurs se ruent sur les terres fertiles

Parce qu’au XXIème siècle, la terre c’est de l’or vert. Et tout le monde veut sa part.

Pourquoi les investisseurs se ruent sur les terres fertiles

Parce qu’au XXIème siècle, la terre c’est de l’or vert. Et tout le monde veut sa part.


Nous vivons dans un monde fait de très grandes inégalités, ce n’est pas nouveau. A l’échelle du monde, on distingue en général les pays développés et les pays en voie de développement (bien qu’on puisse discuter cette norme de “développement”). La plupart des pays de ce que l’on appelait hier le Tiers-Monde sont longtemps restés marginalisés, dans l’ombre des grandes puissances et à leur merci, bien que certains aient pu tirer leur épingle du jeu. Mais un certain nombre de changements et de crises ont rebattu les cartes de l’ordre mondial ces dernières années, et les pays en voie de développement sont redevenus très attractifs pour les investisseurs dans un certain nombre de secteurs, notamment en matière d’agriculture. On parle même de ruée sur les terres, tant les investisseurs internationaux se précipitent sur les terres fertiles des pays en développement.

Depuis quelques temps, ce phénomène de ruée sur les terres fertiles fait les gros titres des médias. Enfin, surtout des médias associatifs. L’intérêt médiatique a commencé en 2008, quand le Financial Times a révélé que le président malgache de l’époque, Marc Ravalomanana, avait prévu de mettre une grande partie de son île à disposition de deux entreprises asiatiques, l’une indienne et l’autre sud-coréenne. Il était question que près de la moitié des terres cultivables de Madagascar, l’équivalent de la moitié de la Belgique, serve à produire de la nourriture pour la Corée du Sud pendant 99 ans. La mobilisation populaire contre ce projet a finalement réussi à le faire échouer, et même à faire tomber le président. Depuis, l’exemple de Madagascar est devenu emblématique des problèmes de ruée sur les terres.

Parfois on parle d’investissements fonciers internationaux, et ça sonne plutôt bien. Souvent, on parle d’accaparements de terres et de néocolonialisme, et ça fait plutôt peur. Pourtant, “investissements fonciers internationaux” et “accaparement des terres” désignent souvent les mêmes choses, vues sous un angle différent. La ruée sur les terres fertiles, c’est en fait des grandes entreprises, des multinationales, des fonds d’investissements et dans une moindre mesure des agences nationales qui acquièrent de très grandes superficies de terres fertiles à l’étranger, surtout dans les pays en développement. Par “de très grandes superficies”, il faut comprendre d’énormes superficies, comme la moitié des terres arables de Madagascar en 2008, ndlr. D’après le Land Matrix Partnership, référence en la matière, les contrats conclus et prévus depuis 2000 concerneraient AU MOINS une superficie comparable à six fois celle du Portugal, soit 55 millions d’hectares au total. Ces terres sont principalement utilisées pour produire des denrées alimentaires mais aussi des biocarburants, au moyen d’une agriculture industrielle et intensive. Autrement dit, les investisseurs ne font pas qu’acheter les marchandises produites (maïs, sucre de canne, huile de palme etc.), comme cela se passait d’habitude : ils prennent carrément possession de la terre qui sert à les produire. La marchandise, c’est la terre.

D’un côté, il y a ceux qui pensent que les investissements privés internationaux dans l’agriculture sont non seulement hautement profitables aux investisseurs, mais représentent aussi une opportunité de développement pour les pays où l’on investit. Tout le monde serait gagnant, en somme. Dans ce camp-là, il y a la Banque Mondiale, par exemple, qui fait tout pour encourager ces investissements. Elle est même allée jusqu’à créer un système d’assurance contre les risques politiques pour encourager les investissements dans des zones sensibles, en Afrique notamment. De l’autre, il y a ceux qui dénoncent les drames humains et environnementaux causés par cette ruée. Les associations locales et internationales de paysans comme Via Campesina militent pour la reconnaissance des droits des populations locales face à la prédation des investisseurs : ces derniers voleraient les terres des occupants locaux et s’accapareraient les ressources d’un grand nombre de familles. On l’aura compris, il s’agit d’un phénomène très controversé et pour le moins complexe. D’autant que tout n’est pas aussi manichéen qu’il n’y paraît.

Crises et regain d’intérêt pour l’agriculture

Cet engouement pour les terres fertiles est dû à la multiplication et à la convergence de plusieurs crises au même moment. Il y a des crises de long terme, que l’on appelle crises structurelles, parce qu’elles révèlent les faiblesses de tout un système. Et il y a des crises conjoncturelles, qui ont frappé à un moment précis et se sont rajoutées aux crises structurelles. Parmi ces crises conjoncturelles qui ont entrainé un regain d’intérêt progressif pour la terre fertile à l’international, on compte :

L’accroissement continu de la population. De 7,2 milliards aujourd’hui, nous dépasserons les 9 milliards en 2050. Et il faudra nourrir tout ce beau monde. Le problème se pose particulièrement dans un grand nombre de pays en développement où la population n’a pas encore terminé sa transition démographique. La population devrait encore augmenter de 350 millions de personnes en Inde entre 2014 et 2050 pour atteindre 1,6 milliards, et celle du Nigéria devrait augmenter de près de 150% et passer de 179 à 440 millions en l’espace de 35 ans.

L’étalement urbain. Du fait de l’urbanisation, la surface totale des villes sera trois fois plus étendue en 2030 qu’en 2000, engloutissant toujours plus de terres fertiles.

Les changements de régimes alimentaires dans les pays en développement. La hausse du niveau de vie des populations vivant dans les villes provoque de profonds changements de régimes alimentaires. Ces populations adoptent une alimentation occidentale et plébicitent de plus en plus les produits d’origine animale, comme la viande et les produits laitiers. L’augmentation de la demande en produits d’origine animale a un très fort impact sur la demande en céréales et fait pression sur la gestion des ressources naturelles : il faut en moyenne 15 à 18kg de céréales pour produire 1kg de viande de boeuf par exemple, et une centaine de litres d’eau par jour pour entretenir une vache laitière. Il faut donc produire encore plus de céréales et disposer d’encore plus d’eau pour répondre à la demande en viande et en lait.

Le changement climatique. Ses effets ne sont pas encore tous connus mais certains se font déjà menaçants, comme la désertification au Sahel et la diminution des rendements agricoles en Asie du Sud à cause des changements de températures et de pluviométrie, qui entrainent aussi la multiplication des parasites. Aussi, un certain nombre de pays dont ceux de l’Union Européenne ont mis en place des mesures pour limiter le changement climatique et sortir de la dépendance aux énergies fossiles en favorisant les agrocarburants (aussi appelés biocarburants), produits avec de la matière organique (biomasse) plutôt que du pétrole ou du gaz. Il faut donc des terres pour pouvoir cultiver les plantes (palmiers à huile, maïs, canne à sucres etc.) nécessaires à la fabrication de ces agrocarburants.

Dans un tel contexte, la pression sur les terres fertiles ne peut que s’accroître. D’autant qu’un grand nombre de pays n’ont pas les ressources en terres fertiles et en eau nécessaires pour nourrir toute la population. Ces pays sont donc obligés d’avoir recours à l’importation de nourriture produite ailleurs. C’est le cas du Japon qui importe 60% de son alimentation, et des pays du Golfe qui importent, eux, jusqu’à 90%. Ce système d’importations massives a globalement suffi à combler les besoins jusqu’à ce les différentes crises de 2007–2008 viennent révéler la précarité de ce type d’approvisionnement.

Parmi ces nombreuses crises conjoncturelles survenues en 2007–2008, on compte :

La crise financière mondiale. Après la crise des subprimes et des pertes financières colossales, les matières premières deviennent des valeurs sûres, des valeurs refuges, pour les investisseurs internationaux.

La crise énergétique. Le baril de pétrole atteint 150$ en juin 2008. Cette augmentation se répercute sur les prix des fertilisants (produits avec du pétrole et du gaz) et du transport de marchandises, et donc sur le prix de vente de la nourriture. En plus, les agrocarburants redeviennent une alternative intéressante sur le plan économique quand le prix du pétrole s’envole.

La crise alimentaire et les émeutes de la faim. Les mauvaises récoltes dans certains pays exportateurs et la spéculation financière sur les matières premières entrainent l’explosion du prix des denrées alimentaires de base (riz, maïs, blé). Les régions les plus pauvres du monde, dont les habitants ne parviennent plus à se nourrir, plongent dans une dangereuse crise sociale et politique. La stabilité des prix et de l’approvisionnement en nourriture redevient une question politique et stratégique centrale dans le monde.

Les pays qui ont besoin des importations pour se nourrir sont déstabilisés. Ces crises mettent à jour leur vulnérabilité : ils sont dépendants de la quantité de marchandise disponible sur les marchés internationaux et de son prix. Du coup ils n’ont pas d’autres choix que de payer très cher pour pouvoir se nourrir quand même. Les pays du Golfe ont été particulièrement affectés.

Mais le grand paradoxe de cette histoire, c’est que ce sont les pays qui souffrent le plus de la faim, et qui ont donc le plus besoin de produire à manger, qui cèdent leurs terres aux étrangers. Pourquoi ?

Légalité et dérives

Bien qu’en augmentation depuis quelques temps déjà, les investissements privés dans l’agriculture explosent véritablement après 2007–2008. Pour les Etats et les entreprises, il est crucial de s’assurer des sources d’approvisionnement stable. Cependant, si les investisseurs se ruent sur les terres fertiles des pays en développement, c’est n’est pas seulement parce qu’ils le veulent. C’est aussi parce qu’ils le PEUVENT.

Ils le peuvent financièrement, bien sûr, mais ils le peuvent aussi légalement. Si les investisseurs sont souvent présentés comme voleurs de terres par les médias associatifs, ils respectent pourtant le droit national. Les investisseurs ne prennent pas possession des terres sans autorisation. Cette autorisation leur est donnée par les autorités locales avec des contrats de location ou d’achat.

Ce sont ces autorités locales qui décident de laisser les investisseurs s’installer. Dans les pays en développement, elles sont souvent corrompues. Il est donc facile de les convaincre si on en a les moyens. Et lorsque les autorités sont à peu près honnêtes, elles manquent cruellement de moyens pour développer les activités locales et s’opposer aux propositions alléchantes des investisseurs.

Beaucoup de pays en développement n’ont pas pu se développer pendant longtemps à cause des consignes données par le Fond Monétaire International et la Banque Mondiale lors de Plans d’Ajustement Structurels dans les années 1980. Pour rembourser leurs dettes, ces Etats ont été contraints de faire des coupes drastiques dans leurs investissements publics. Résultat : de très pauvres systèmes de santé et d’éducation, ainsi que de très mauvaises infrastructures routières. Aujourd’hui, les riches investisseurs internationaux proposent de faire ce que les Etats n’ont pas pu faire : construire des routes, des centres de santé et de formation, créer des emplois dans les plantations qu’ils auront créées, et aider globalement au développement de la communauté locale. Ce serait donc une formidable opportunité pour les pays en développement. Mais ça, c’est la théorie. Parce que les contrats passés entre les Etats et les investisseurs sont très opaques, et il est très difficile de mettre la main dessus pour voir ce qui a été promis. En fait, la plupart de ces promesses semblent rester officieuses et ne pas figurer sur les contrats. De fait, rien n’oblige les investisseurs à employer la main d’oeuvre locale et à investir dans des structures de santé et d’éducation. Et d’ailleurs, ça n’arrive quasiment jamais. Ou en tout cas, les exemples de réussites sont particulièrement peu documentés.

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Aussi, les Etats qui concluent ces contrats sont peu regardants sur les conditions environnementales et sociales dans lesquelles ces terres sont utilisées par les investisseurs. Ils bradent au maximum les contraintes fiscales, sociales et environnementales parce qu’ils sont en concurrence pour attirer les investissements. Mais tout cela se fait au détriment des populations locales. En Ethiopie, où la ressource en eau est précieuse, les autorités ont décidé de la rendre gratuite pour les exploitations détenues par des investisseurs internationaux, qui en profitent pour ne pas restreindre leur consommation d’eau sur ces exploitations. Pendant ce temps-là, les familles et paysans locaux souffrent quotidiennement des coupures et pénuries, ce qui affecte leurs capacités à irriguer leurs propres champs. L’Etat éthiopien a choisi : les investisseurs internationaux passent avant les éthiopiens.

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Ce qui est terrible, c’est que dans bien des pays africains, les paysans n’ont pas de titres de propriété sur la terre qu’ils occupent depuis des générations. Ils ne sont pas pour autant dans l’illégalité : il s’agit en fait d’un droit coutumier. La terre leur appartient dans les faits, parce qu’ils ont toujours été là et que le titre propriété délivré par l’Etat est une notion avant tout européenne et coloniale. Les Etats profitent de ce flou juridique pour mettre des terres déjà occupées à disposition des investisseurs internationaux : après tout, si les occupants n’ont pas de titres de propriété, l’Etat considère qu’il n’y a personne. Il ne va pas chercher à vérifier et même s’il sait qu’elles sont occupées, il fermera les yeux quand même. Et c’est là tout le drame. Parce que les populations affectées manquent de moyens pour se défendre : elles n’ont pas l’argent pour engager des procédures judiciaires (dont le coût est alourdi par la corruption), elles n’ont pas les moyens de transports nécessaires pour faire les démarches, et elles n’ont souvent pas accès à l’information dont elles auraient besoin pour mener à bien ces démarches. Au Soudan du Sud par exemple, le deuxième pays le plus touché par les investissements fonciers selon le Land Matrix Partnership, 73% des gens sont illettrés : difficile dans ce cas de consulter des textes de loi ou d’écrire à l’aide. Et en l’absence de réseaux de communication efficaces, il est encore plus compliqué pour les paysans de s’associer pour faire appel ensemble auprès d’un système judiciaire.

De fait, les populations ne sont pas consultées et subissent la volonté de l’Etat. Elles sont chassées sans ménagement et se retrouvent sans ressources, obligées d’aller s’entasser dans les bidonvilles des villes alentours pour tenter de survivre.

Au Cambodge où 6% de la population aurait déjà été affectée, les protestations sont violemment réprimées et les paysans contestataires régulièrement incarcérés et violentés. Ces procédures bafouent les droits humains les plus élémentaires, si bien que la Fédération Internationale des Droits de l’Homme a annoncé avoir pris contact avec la Cour Pénale Internationale à l’automne 2014 pour y dénoncer ce qu’elle qualifie de crimes contre l’humanité orchestrés par l’Etat cambodgien lui-même.

Contrairement à ce que la déferlante médiatique laisse croire, la Chine serait loin, très loin, d’être la plus gourmande en terres fertiles étrangères en terme de superficie. Pour l’affirmer, on s’appuie sur les chiffres du Land Matrix Partnership, un partenariat international de chercheurs qui s’occupe de recenser les investissements de plus de 200 hectares de terres, et qui est LA référence en la matière (et en plus, ils ont des jolis graphiques). Par contre, on vous le dit tout de suite : quasiment tous les chiffres que vous verrez concernant la ruée sur les terres sont faux. Que ce soient ceux du Land Matrix ou d’ailleurs. Parce que les contrats sont opaques voire secrets, et qu’on a souvent du mal à savoir exactement ce que les investisseurs veulent faire avec ces terres. Le Land Matrix Partnership le dit lui-même : ses chiffres ne sont pas fiables, parce qu’il ne peut s’appuyer que sur les cas dont il a eu connaissance. Ceci étant dit, regardons un peu de qui on parle.

. Page consultée le 4 Janvier 2015. [http://www.landmatrix.org/en/get-the-idea/web-transnational-deals/]

Parmi les pays qui investissent le plus, peu de puissances occidentales (trois seulement), mais surtout des pays émergents et des pays du Golfe. Les pays receveurs d’investissements sont tous, eux, des pays en développement, dont la plupart figurent parmi les pays les plus pauvres du monde.

On remarque aussi que le Brésil est à peu près autant investisseur que receveur d’investissements. Comme tous les grands émergents, c’est un pays à la fois ultra développé et sous-développé, entre son statut de nouvelle puissance économique mondiale et ses 20% de citoyens brésiliens vivant sous le seuil de pauvreté. Quoi qu’il en soit, cette petite géographie reflète plutôt pas mal le nouvel ordre mondial, non ?