Tempête médiatique sur les pesticides : le camp de l’hystérie [4/5]

Dans cet épisode : le lobby des femmes au foyer et les attaques sexistes contre Rachel Carson.

Tempête médiatique sur les pesticides : le camp de l’hystérie [4/5]

En 1962, Rachel Carson choque les Américains en leur faisant découvrir la dangerosité des pesticides chimiques dans son livre “Printemps Silencieux”. Un demi-siècle plus tard, cette vieille polémique permet d’éclairer les controverses environnementales actuelles…

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Avec “Printemps Silencieux”, l’objectif de Rachel Carson est bien évidemment de toucher les hommes tout autant que les femmes (Linda Lear, 1993). Dès ses débuts, l’ouvrage est conçu et promu à destination d’un public complètement mixte.

Mais Rachel Carson en est intimement persuadée depuis longtemps : les femmes partageront plus facilement ses inquiétudes à propos des pesticides.

Lors de la parution du livre, son intuition est confirmée : effectivement, les femmes se montrent très réceptives !

Les cercles de lecture féminins, en particulier, se prennent de passion pour “Printemps Silencieux” et ne cessent de recommander l’ouvrage. Leur enthousiasme lui permet de devenir un best seller et de le rester pendant de nombreuses semaines.

De fait, “Printemps Silencieux” doit une partie importance de son succès aux réseaux de soutien spécifiquement féminins.

Dans le même temps, néanmoins, une avalanche d’attaques sexistes et misogynes déferle sur Rachel Carson ; quasiment toutes émanent d’hommes. Elles visent aussi bien à discréditer le travail de Rachel Carson qu’à dénigrer sa personne et son public.

Pourquoi “Printemps Silencieux” suscite-t-il des réponses si radicalement différentes ?

Les historiens et historiennes de la polémique s’accordent à dire que les questions de genre sont ici fondamentales et incontournables (Michael B. Smith, 2001 ; Julia B. Corbett, 2001 ; Maril Hazlett, 2004 ; Nancy C. Unger, 2012, 2014).

Il faut dire que l’ouvrage paraît à une époque où les rôles sociaux et politiques des hommes et des femmes sont particulièrement cloisonnés.

En pleine Guerre Froide, l’Amérique est terrorisée par le communisme, qu’elle perçoit comme une menace non seulement idéologique et militaire, mais aussi culturelle. Elle craint que le communisme ne finisse par détruire son mode de vie et ses valeurs morales. Elle se sent vulnérable, dans son identité profonde.

Alors, en réaction, elle se met à exalter les valeurs traditionnelles, dans un nouvel élan de conservatisme. Ce renouveau conservateur prône, notamment, le renforcement des différences entre les hommes et les femmes. Il prescrit aux femmes de renouer avec une “véritable féminité” (“true womanhood”, Nancy C. Unger, 2012), une forme de féminité exacerbée et stéréotypée.

Pour l’Amérique des années 1950, l’ordre idéal et “naturel” est celui où les femmes se consacrent au foyer et à l’éducation des enfants, pendant que les hommes, eux, se chargent des affaires politiques et scientifiques.

“Printemps Silencieux”, écrit par une femme scientifique, hautement diplômée, jamais mariée, et probablement lesbienne, contraste dangereusement avec cet idéal.

Comme vous allez le voir, les attaques contre Rachel Carson et “Printemps Silencieux” sont très souvent frappées du sceau du patriarcat. Elles agissent comme autant de rappels à l’ordre ; l’ordre prétendument naturel mentionné précédemment.

Mais il ne s’agit pas pour autant de simples attaques ad hominem contre la personne de Rachel Carson.

Plus profondément encore, ces discours révèlent les luttes de pouvoir à l’oeuvre dans des années 1960. Et ils projettent au passage une lumière crue sur le sexisme qui structure, historiquement, le monde merveilleux de la science


Femmes de banlieue

On l’a dit, “Printemps Silencieux” rencontre un écho particulièrement favorable au sein du lectorat féminin. Les femmes au foyer, et plus spécifiquement les femmes blanches des classes moyennes, se montrent en effet très sensibles à la question des pesticides.

L’une des raisons de cet engouement se trouve dans le quotidien des femmes au foyer : elles sont personnellement exposées aux pesticides et en sont en même temps de grandes utilisatrices.

Dans les banlieues blanches péri-urbaines, le nouvel idéal de vie à l’américaine érige avec lui de nouveaux standards d’hygiène domestique et d’apparences. Evidemment, cette responsabilité incombe aux femmes, dorénavant incitées à se consacrer entièrement à leur famille.

La publicité, les magazines et la pression sociale persuadent les femmes au foyer que le degré de propreté de leur maison et de leur jardin reflète leur réussite ou leur échec en tant que maîtresse de maison.

Un si haut niveau de propreté n’est cependant pas facile à entretenir : heureusement, les produits chimiques, comme les sprays insecticides et les produits désinfectants, s’avèrent d’une grande aide à la maison.

Au jardin, les insecticides et herbicides chimiques sont utilisés pour entretenir les pelouses et les parterres de fleurs, devenus une norme dans les banlieues.

Les mœurs de banlieue imposent maintenant de faire disparaître les mauvaises herbes à n’importe quel prix. Les sacs de produits chimiques conçus pour débarrasser les pelouses de la végétation indésirable sont presque devenus une marque de statut social.”— Rachel Carson (1962), “Printemps Silencieux”

Les fabricants de produits d’entretien se préoccupent peu d’informer le public à propos des précautions à prendre lorsqu’il les utilise, et encore moins à propos de leurs dangers. Du reste, l’innocuité supposée des sprays insecticides sur les humains est un argument de vente privilégié.

En charge de la propreté du foyer et de son harmonie esthétique, les femmes des classes moyennes se retrouvent alors à adopter des comportements potentiellement nocifs pour l’environnement et pour leur santé.

Il n’est donc pas si étonnant qu’elles prennent très au sérieux les alertes lancées par Rachel Carson. D’autant que les femmes sont aussi considérées comme les principales responsables de la santé des enfants, identifiés comme éminemment vulnérables aux pesticides chimiques.

Le succès de “Printemps Silencieux” auprès d’elles s’explique également par le fait que le public féminin est de plus en plus préoccupé par les questions environnementales de manière générale.

A partir de la fin des années 1950, les femmes investissent de plus en plus massivement les organisations de défense de la nature et de lutte contre les pollutions de toute sorte. Elles créent aussi de nombreuses associations locales, si bien que le nombre de femmes activistes augmente considérablement.

“Si l’environnement est devenu un enjeu de société à travers tout le pays, c’est grâce au rôle crucial qu’a joué l’action militante des femmes.” — Adam Rome (2003), professeur au département d’histoire, State University of New York, Buffalo.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les femmes sont particulièrement mobilisées dans la lutte contre les armes nucléaires. En novembre 1961, près de 50 000 femmes, principalement des femmes aux foyer, manifestent dans des dizaines de villes américaines pour protester contre les risques liés à la course aux armements. En écrivant “Printemps Silencieux”, Rachel Carson dresse volontairement des parallèles entre les dangers des pesticides et ceux des armes nucléaires pour en appeler à ce public déjà conscientisé.

Dans les luttes locales pour la préservation de la nature ou contre les pollutions, les femmes sont très majoritaires.

Ces militantes sont blanches, principalement. Elles ont entre 30 et 40 ans pour la plupart, vivent dans des banlieues métropolitaines ou des villes universitaires, et sont relativement instruites. Leurs maris sont employés de bureau ou en profession libérale. Elles ont des enfants, et se définissent elles-mêmes comme femmes au foyer.

Pour l’historien Adam Rome (2003), la prédominance de cette population féminine très spécifique est largement due à la fonction sociale qui leur est assignée.

Rachel Carson sait que les femmes, et tout spécialement les femmes au foyer, sont ses meilleures alliées.

En tant que mères au foyer, la cause environnementale leur semble être une prolongation évidente de leur rôle nourricier et protecteur. Elles se sentent le devoir de protéger la santé des enfants mais aussi de protéger l’intégrité écologique et la beauté naturelle de leur monde.

Or, leur monde, c’est avant tout la banlieue. A l’écart des lieux de travail masculin, la banlieue est désertée par les maris pendant la semaine. C’est là, en revanche, que les femmes au foyer élèvent leurs enfants et passent le plus clair de leur temps. La banlieue est un espace domestique et, de fait, un territoire féminin par excellence.

Toute atteinte à la qualité de vie en banlieue est une atteinte à leur territoire et, presque, une atteinte à leur identité.

Pour ces femmes, le titre de “Printemps Silencieux” prend tout son sens. Si les oiseaux viennent à disparaître des banlieues à cause des pesticides, il est de leur devoir de se battre pour les faire revenir.

L’ouvrage conquiert rapidement les organisations politiques féminines. Les associations de défense des intérêt des femmes se réfèrent régulièrement à “Printemps Silencieux” dans leurs actions de lobbying auprès des politiciens. Certaines organisations très influentes invitent d’ailleurs Rachel Carson à venir s’exprimer devant leurs membres.

Si bien que pour toucher les décideurs politiques, Rachel Carson ne fait pas envoyer “Printemps Silencieux” aux gouverneurs américains eux-mêmes, mais à leurs femmes !


Un vent d’hystérie

Les arguments des opposants de Rachel Carson sont malheureusement tout trouvés : ils sautent sur l’occasion pour dérouler des stéréotypes de genre péjoratifs et ainsi dénigrer le public de “Printemps Silencieux”. Il ne s’agirait que d’une bande de “femmes au foyer irrationnelles”, le genre à être en adoration devant les petits oiseaux et les lapins” (“bird and bunny lovers”)…

Dans les médias, les défenseurs des pesticides réduisent l’indignation de ces femmes à une réaction purement émotionnelle. Ils n’hésitent pas à parler “d’hystérie” collective. Mais leur cible privilégiée, c’est évidemment Rachel Carson, qui est abondamment qualifiée “d’hystérique” dans toute la presse.

La dimension émotionnelle de la polémique est incontestable. Mais elle concerne autant les détracteurs que les partisans de “Printemps Silencieux”. Tous expriment, à leur manière, leur colère, leur indignation, leurs inquiétudes et leurs angoisses par médias interposés.

Mais pour les détracteurs de “Printemps Silencieux”, l’émotion exprimée par ses partisans et partisanes entre forcément en contradiction avec une analyse “rationnelle” des “faits”. Les défenseurs des pesticides tâchent de se présenter comme le camp de la “raison” et de la science, tandis que Rachel Carson et ses soutiens incarneraient le camp des émotions et de l’hystérie.

Newsweek rapporte en 1963 que l’industrie chimique accuse Rachel Carson de verser dans “l’émotionnalisme”. Pour le Time, le travail de Rachel Carson est “clairement bancal”, “débordant d’hystérie et d’emphase”.

Il y a beaucoup à dire à propos de ce fameux dualisme entre émotion et raison, et nous y reviendrons dans le prochain épisode.

Mais la récurrence des références à l’émotivité et à l’hystérie est ici loin d’être anodine. Elle renvoie à certains événements peu glorieux de l’histoire des sciences et de la médecine.

“Le fait de décrire Rachel Carson de manière émotionnelle est tout à fait en accord avec la tendance historique de l’Occident à considérer les femmes comme intrinsèquement hystériques (un mot issu du latin “hyst” qui signifie “utérus”).” — Julia B. Corbett (2001), professeure en communication et humanités environnementales, The University of Utah

Dès le 17ème en effet, la science moderne elle-même se construit ouvertement en opposition à ce qu’elle voit comme une “sensibilité féminine” et autour de valeurs qu’elle considère comme typiquement “masculines” (Londa Schiebinger, 1987 ; Evelyn Keller, 1987 ; Carolyn Merchant, 1990 ; Julia B. Corbett, 2001 ; Val Plumwood, 2015).

Les scientifiques et philosophes occidentaux établissent une série de dualismes qu’ils utilisent pour définir la science moderne. D’un côté, la raison, l’objectivité et l’étude des faits, présentés comme des qualités typiquement masculines, sont à la base de la démarche scientifique. De l’autre, les sentiments, la subjectivité et les croyances, sont considérés comme des tendances typiquement féminines et à combattre.

A partir du 18ème siècle en Europe, les médecins et scientifiques qui étudient l’anatomie décrètent qu’il existerait une “nature féminine” radicalement différente de la “nature masculine”. L’une serait le contraste de d’autre, de manière pratiquement symétrique.

Au 19ème siècle, ces hommes de science cherchent par tous les moyens à prouver que les capacités intellectuelles des femmes seraient “par nature” inférieures à celles des hommes et qu’elles seraient ainsi incapables de produire un raisonnement scientifique pertinent. De plus, elles seraient dominées par les aléas de leurs fluides et de leurs “humeurs”, ce qui les rendraient particulièrement vulnérables à leurs émotions. D’où l’invention d’une pathologie typiquement féminine : l’hystérie.

De l’avis du philosophe Arthur Schopenhauer, il suffirait de regarder le corps des femmes pour comprendre qu’elles “sont partout ancrées dans le subjectif”, ce qui les rendrait inaptes aux travaux intellectuels (1851, “Parerga et Paralipomena”).

Cette conception erronée et misogyne de la psychologie féminine finit par imprégner l’imaginaire collectif, et par rattraper Rachel Carson.

Afin de discréditer “Printemps Silencieux”, les défenseurs des pesticides s’attaquent aux compétences scientifiques de son autrice. Il n’y a rien de plus facile : il leur suffit de verser dans le stéréotype selon lequel que les femmes seraient intrinsèquement irrationnelles et non-scientifiques.

Pour C.G. King, président de la Nutrition Foundation, Rachel Carson “passe à côté de l’essence-même de la science. Pour le magazine Natural Review, “Printemps Silencieux” est “un appel obscurantiste aux émotions”.

Le Dr. Robert Metwalf, vice-chancelier de l’université de California-Riverside, illustre bien dans son propos l’opposition entre une science progressiste et un obscurantisme féminin. Il se demande dans un article si “nous allons nous élever de manière logique et scientifique, ou si nous allons retomber sous le règne de la sorcellerie et des sorcières. Manifestement, les gens ont l’air de privilégier la sorcellerie, et pas seulement à propos des pesticides.”

De l’hystérie à la sorcellerie, il n’y a qu’un pas.

Il n’est évidemment pas le seul à comparer le travail de Rachel Carson à de la sorcellerie. Un numéro du magazine Farm Chemicals, par exemple, affiche en couverture un dessin où figurent trois représentants de l’industrie agrochimique en train de témoigner devant une commission sur les dangers des pesticides ; derrière eux plane l’ombre d’une sorcière sur son balais.

Couvertures de Farm Chemicals représentant les auditions Ribicoff (Octobre 1963)

Rachel Carson n’a pourtant rien à voir avec la sorcellerie, d’autant qu’elle est bel et bien une scientifique, comme en attestent ses diplômes et son expérience professionnelle.

Mais les magazines de l’époque ne mentionnent que rarement ses qualifications. Seul un tiers des articles la concernant prennent la peine d’évoquer ses diplômes ou son expérience professionnelle (Julia B. Corbett, 2001). Des informations pourtant capitales pour permettre au public d’évaluer la pertinence de son travail !

“Les femmes scientifiques doivent naviguer entre deux mondes avec une identité double. […] Etre une “vraie femme” c’est être non-scientifique, être une “vraie scientifique” c’est être non-féminine.” — Elizabeth Fee (1986), historienne des sciences et de la santé, U.S. National Institute of Health

Le Farm Journal (1963) remporte la palme de la condescendance en écrivant simplement :

Une femme a écrit un livre.

Pour Julia B. Corbett (2001), une femme comme Rachel Carson, c’est-à-dire une femme scientifique qui réclame un changement social, peut très vite se faire marginaliser au sein de la communauté scientifique. Or, c’est à cette communauté scientifique que les médias se réfèrent en cas de polémique.

Dans son étude, la chercheuse remarque toutefois une évolution dans la manière dont les médias qualifient Rachel Carson. Le rapport du comité scientifique du président Kennedy, publié en mai 1963, approuve les inquiétudes de Rachel Carson et modifie le regard que porte la communauté scientifique sur son travail.

Dès lors, les médias changent de ton ; en particulier après la mort de Rachel Carson en avril 1964. Ils cessent d’utiliser les stéréotypes de genre pour dénigrer son travail et se mettent à utiliser des mots associés à des qualités masculines : ils la décrivent comme une personne “rationnelle”, “scientifique”, “raisonnée”, pleine de “force”, de “sagesse”, de “courage” et de “convictions”.

Comme le souligne Julia B. Corbett, ce changement radical d’attitude n’intervient réellement qu’après la légitimation du travail de Rachel Carson par une autorité scientifique.

“L’histoire de la manière dont Rachel Carson et son travail ont été reçus par les critiques principalement masculines est importante à la fois pour l’histoire des sciences et pour l’histoire des femmes, parce que cette réception éclaire très concrètement la façon genrée dont la culture occidentale a construit la science”. — Michael B. Smith (2001), professeur associé, Département d’Histoire, Ithaca College (université)

Une vieille fille contre-nature

Le statut marital de Rachel Carson fait lui-aussi couler beaucoup d’encre. Justement parce qu’il n’y a rien à en dire : elle ne s’est jamais mariée et n’a jamais enfanté.

En 1962, “Mademoiselle Carson” a 55 ans et son célibat est clairement suspect. Pour certains, c’est le symptôme d’une déficience évidente.

N’ayant jamais partagé la vie d’un homme, certains journalistes l’imaginent particulièrement “naïve”. Le Saturday Review (1962) écrit d’ailleurs qu’elle est dotée d’une “voix juvénile” et mentionne qu’elle “n’est jamais sortie du pays”.

D’autres commentateurs la supposent terriblement “malheureuse” à cause de son célibat (“unhappy spinster”).

A l’époque, le christianisme, le patriarcat, et en particulier la famille nucléaire hétérosexuelle ne sont pas simplement désirables : ils sont considérés comme des nécessités politiques pour survivre face à la menace communiste (Nancy C. Unger, 2012).

Dans ce contexte, le statut marital de Rachel Carson est quasiment une hérésie.“La famille américaine idéale, présentée comme le meilleur rempart contre le communisme, est composée d’un mari et père qui produit le seul salaire de la famille, ainsi que d’une épouse et mère qui, conformément aux idéaux conservateurs sur la maternité, se consacre uniquement à sa famille, répond aux besoins de son mari et élève une abondante descendance de petits Américains obéissants et patriotes.” — Nancy C. Unger (2012), professeure et présidente du Département d’Histoire, Santa Clara University

L’ancien ministre de l’agriculture Ezra Taft Benson, qui est aussi un membre éminent de l’église mormone, suggère que le célibat de Rachel Carson est contre-nature et que cela suffit à disqualifier son travail (comme on l’a vu dans l’épisode précédent, il la pense aussi “probablement communiste”). Il se demande même “pourquoi une vieille fille sans enfants se préoccupe autant de génétique”.

Ce que beaucoup de gens feignent d’ignorer, c’est que Rachel Carson donne tout de même une part importante de sa personne pour l’éducation de jeunes enfants et multiplie les sacrifices pour aider ses proches depuis longtemps.

En 1935 en effet, elle a quitté son programme de doctorat pour subvenir aux besoins financiers de sa famille. Elle a ensuite élevé ses deux jeunes nièces dans les années 1940. Puis, lorsque l’une d’elles décède en 1957 en laissant un orphelin de 5 ans, Rachel Carson adopte l’enfant. Alors qu’elle travaille sur “Printemps Silencieux”, elle doit également s’occuper de sa mère en fin de vie.

Mais cela n’empêche pas les détracteurs de Rachel Carson de l’attaquer sur son célibat et son absence de descendance biologique. Le magazine Life publie ainsi un portrait plein d’insinuations : si elle était mariée, sous-entend le journaliste, elle prendrait soin de son foyer et ne pourrait que reconnaître les bénéfices des pesticides. L’article conclut que c’est “ aux hommes de science et aux médecins d’évaluer et de contrôler les véritables dangers des pesticides pour la santé publique” (Michael B. Smith, 2001).

Comme aucune relation hétérosexuelle ne lui est connue, certains commentateurs de l’époque finissent par présenter Rachel Carson comme un être asexué ou agenre. Une femme qui n’en serait pas vraiment une.

Dans un éloge funèbre publié par le Time, un ami de Rachel Carson la qualifie de “nonne de la nature” (“nun of nature”). L’expression est par la suite récupérée de nombreuses fois dans d’autres publications.

Mais ce que la plupart de ses détracteurs ignorent réellement, c’est que Rachel Carson entretient depuis plusieurs années une relation intime avec Dorothy Freeman, une femme mariée. L’historienne Nancy C. Unger parle d’une relation romantique entre les deux femmes et décrit sans détour Rachel Carson comme lesbienne. Sa biographe Linda Lear, en revanche, préfère laisser planer le doute.

Aux yeux du monde à l’époque, Rachel Carson et Dorothy Freeman vivent avant tout une amitié très fusionnelle.

Peu de gens connaissent la véritable nature de leur relation et les deux femmes semblent tenir à ce que cela reste ainsi.

D’après certaines rumeurs (impossibles à vérifier), Rachel Carson et Dorothy Freeman décident, peu de temps avant le décès de la première, de brûler une partie de leur correspondance pour en faire disparaître les éléments compromettants. Les lettres dont disposent aujourd’hui les historiennes ne représentent qu’une infime partie de leurs échanges, d’où les incertitudes.

En tout cas, cette relation n’attire pas l’attention des journalistes de l’époque, qui sont déjà bien occupés à tirer des conclusions de ce qu’ils interprètent comme un célibat pathologique. Ils n’ont même pas besoin de questionner l’orientation sexuelle de Rachel Carson pour arguer que sa situation est profondément anormale.

“Même sans l’accuser de lesbianisme, de telles références servaient à “désexualiser” Rachel Carson et à la considérer comme “pas vraiment femme” à une époque où le mariage et la maternité étaient érigés au rang de vocations suprêmes pour une femme et définissaient sa féminité. — Nancy C. Unger (2012), Professeure et Présidente du Département d’Histoire, Santa Clara University

Trop femme ou pas assez femme, les détracteurs de Rachel Carson ne sont pas à une contradiction près…


Féministe malgré elle ?

Rachel Carson et son oeuvre bousculent l’ordre social de manière évidente. Mais elle refuse d’être qualifiée de féministe pour autant. Etant donné son statut marital suspect, le magazine Life (1962) estime nécessaire de le préciser : Rachel Carson n’est “pas mariée, mais pas non plus féministe”. Ouf !

Bien que sa vie personnelle défie la norme, elle ne cherche pas vraiment à remettre en question les stéréotypes de genre dans ses écrits. Au contraire, elle les utilise pour attirer l’attention et la sympathie des femmes.

Dans “Printemps Silencieux” en l’occurrence, elle s’adresse aux femmes en s’appuyant sur une conception plutôt traditionnelle de leur rôle familial. Rachel Carson s’adresse à elles comme aux responsables de la beauté, de la spiritualité et de la santé des générations futures.

Et c’est justement grâce à ce type d’argumentation que Rachel Carson réussi à donner aux femmes au foyer le sentiment qu’elles ont un rôle politique à jouer (Linda Lear, 1993).

Certes, ces femmes s’investissent en premier lieu dans la cause environnementale parce qu’elles la considère comme un prolongement naturel de leur responsabilités maternelles. Néanmoins, comme le relate l’historien Adam Rome (2003), beaucoup d’entre elles se surprennent à effectuer des recherches, à écrire des pamphlets, à prendre la parole en public, à élaborer des stratégies politiques, et même à défier des figures d’autorité masculine.

A travers les luttes environnementales, les femmes au foyer prennent confiance en elles et conquièrent leur légitimité politique.

La cause environnementale est plutôt commode : il est toléré que les femmes prennent ainsi part aux affaires publiques puisqu’elles le font dans le but de défendre leurs foyers et leurs familles. Comme elles ne s’écartent pas trop des normes sociales qui s’appliquent à leur genre, cette activité politique semble (à peu près) socialement acceptable.

A une époque particulièrement conservatrice, les femmes trouvent dans la cause environnementale un espace pour s’affirmer sans pour autant être accusées de manquer à leurs devoirs domestiques. Le militantisme permet même à certaines de concilier leurs rôles d’épouses et mères avec leurs ambitions personnelles.

Gagnant au fur et à mesure une certaine expertise à propos des questions environnementales, ces femmes au foyer supposément “hystériques” prouvent aux hommes de science qu’elles sont, elles-aussi, capables de maîtriser des connaissances scientifiques et techniques (Adam Rome, 2003). Ce faisant, elles ébranlent non seulement l’ego de certains experts, mais aussi l’idée que la science leur serait inaccessible.

Même si Rachel Carson ne se considère pas féministe, sa conception de la science et de la nature est très proche de la “science féministe” et de la philosophie “écoféministe” définies à partir des années 1980.

Les scientifiques et philosophes féministes entendent, entre autre, dépasser les dualismes qui structurent encore aujourd’hui le monde de la science. Elles remettent en question l’opposition entre “émotion” et “raison”, entre “subjectivité” et “objectivité”, mais entre “nature” et “culture”, une opposition systématique qui aurait légitimé la domination de la nature par les humains (Carolyn Merchant, 1990 ; Catherine Larrère, 2015 ; Val Plumwood, 2015).

C’est justement ce que prône “Printemps Silencieux" : que les sociétés prennent enfin conscience des relations d’interdépendance entre les humains et les écosystèmes.

Cette conception peut aujourd’hui sembler évidente aux militants et aux spécialistes de l’environnement mais, à l’époque, “Printemps Silencieux” ne propose rien de moins qu’une révolution dans l’approche scientifique de la nature. Ce qui n’est, évidemment, pas du goût de tout le monde... Rendez-vous au prochain épisode !


La suite :

Tempête médiatique sur les pesticides : la science face à ses limites [5/5]
En 1962, Rachel Carson choque les Américains en leur faisant découvrir la dangerosité des pesticides chimiques dans son…troisiemebaobab.com

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[Extraits et citations traduits par Alexandra d’Imperio]

Bibliographie de la série (cliquez)


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Qui suis-je ?

Alexandra d’Imperio, enchantée ! Mon métier, c’est la médiation scientifique : une forme de communication des sciences à destination du grand public. Je m’intéresse surtout aux relations entre sciences et société, en particulier aux défis environnementaux. Je propose des contenus (web, presse, radio), des conférences et du conseil en médiation scientifique. Vous pouvez consulter mon site professionnel pour en savoir plus et pour me contacter. A bientôt !